« Les limites de la Terre doivent être respectées et ses droits protégés »

Discours de Valérie Cabanes, Présidente d’Honneur de Notre Affaire à Tous, à la tribune de l’ONU, à l’occasion du Jour de la Terre le 22 avril 2019, New York.

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Nous choisissons comme fondement de nos sociétés des valeurs et des modes de fonctionnement qui sont en contradiction avec le principe d’interdépendance propre à la vie. Nous créons des lois pour protéger « l’environnement » comme si l’écosystème terrestre nous était extérieur, indépendant, comme si la santé de notre planète ne conditionnait pas la nôtre. Notre ontologie occidentale opère une séparation entre Nature et culture, entre espaces sauvages et espaces humanisés.

Comme l’explique l’anthropologue Philippe Descola, cette distinction est ignorée par d’autres peuples, souvent indigènes, qui considèrent que tous les êtres, humains, animaux ou inanimés, sont des sujets dotés d’intériorité et que tous les espaces naturels sont des lieux habités. Ils ne dissocient pas leurs ancêtres, leur existence et leur destin de tous les êtres vivants et des écosystèmes dans lesquels ils vivent. La pensée autochtone se rapproche plutôt des sciences de la nature dans la mesure où elle comprend la nature comme l’ensemble des systèmes et des éléments constitutifs du monde vivant, une réalité tangible dont l’humanité est l’une des composantes et dont la science peut étudier les lois.

Environ cinq siècles avant notre ère, Lao Tzu avait déjà résumé cette façon de voir le monde: «Le tout est plus que la somme de ses parties». Dans chaque écosystème, chacun des composants du vivant, quelle que soit sa taille, est essentiel au fonctionnement de l’ensemble. Cette interaction et cette interdépendance entre les espèces naturelles permettent à tout système ainsi constitué de se réguler sans qu’il soit nécessaire d’apporter des éléments extérieurs. Mais aucun système n’est pour autant pleinement autonome. Il reste dépendant du fonctionnement des autres systèmes auxquels il appartient.

En d’autres termes, en regardant à travers ce prisme, une perspective et une compréhension différentes de notre monde nous sont exposées. En effet, l’écosystème terrestre se révèle fondé sur un ensemble complexe d’échanges soumis à des règles d’équilibre extrêmement délicates et fragiles. Nous ne pouvons pas regarder et aborder le changement climatique sans prendre en compte le fonctionnement des autres systèmes écologiques.

Notre écosystème mondial est menacé par les rejets excessifs de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, mais aussi par la pollution massive, la déforestation, la dégradation des sols, la surexploitation de l’eau douce, l’acidification de l’océan. Lorsque la biosphère est endommagée, son érosion a un impact sur le climat. Dans ce cas, la végétation et les sols n’assument plus leur rôle crucial de régulateur climatique, en plus du stockage et du recyclage du carbone. La déforestation entraîne la disparition permanente des nuages et de la pluie. La perte de plancton marin bloque la pompe à carbone qu’est l’océan.

Nous sommes maintenant engagé-es dans une sixième extinction de masse mettant en péril la vie des générations à venir. Comment en sommes-nous arrivés là? Notre rêve dmillénaire de nous affranchir des contraintes «naturelles» et de graviter comme hors-sol dans un système conceptuel qui ne se préoccupe que de nous-mêmes nous mène à notre perte. La plupart des êtres humains semblent vivre déconnectés de la matrice, incapables de vivre en harmonie avec les quelques espaces naturels qui les entourent, car le seul regard qu’ils portent sur eux est rempli d’avidité. Dans le système juridique en vigueur dans presque tous les pays, la Nature est considérée comme une propriété. Quelque chose qui est considéré comme une propriété donne au propriétaire le droit de l’endommager ou de le détruire. Les personnes et les entreprises qui « possèdent » des écosystèmes naturels sont largement autorisées à les utiliser à leur guise, même si cela signifie la destruction de la santé et du bien-être de la Nature.

En outre, depuis la montée en puissance de compagnies multinationales dans les années 70, le droit des sociétés et les règles du commerce mondial ont eu tendance à prévaloir de plus en plus sur les droits de l’homme et ne respectent pas les écosystèmes. Nos activités industrielles manquent d’un cadre juridique nécessaire et solide, celui que notre planète offre pour garantir notre sécurité. L’âge d’or du matérialisme a manifestement atteint ses limites, celles que la Terre nous impose de respecter afin de laisser la vie perdurer.

Une équipe internationale de 26 chercheurs, dirigée par Johan Rockström du Stockholm Resilience Centre et Will Steffen de l’Australian National University, a identifié en 2009 neuf processus et systèmes régulant la stabilité et la résilience du système terrestre – les interactions de la terre, de l’océan, de l’atmosphère et de la vie qui, ensemble, fournissent les conditions d’existence sur lesquelles reposent nos sociétés. Des valeurs seuils ont été définies pour chacun de ces processus ou systèmes. Ces limites ne doivent pas être dépassées si l’humanité aspire à se développer dans un écosystème sûr, c’est-à-dire en évitant les changements brusques et difficiles à prévoir de l’environnement mondial.

Selon les scientifiques, le changement climatique et l’intégrité de la biosphère sont des « limites fondamentales » et interagissent les unes avec les autres. Leur franchissement mène à un « point de basculement » caractérisé par un processus d’extinction irréversible des espèces et des conséquences catastrophiques pour l’humanité.

À présent, les équipes de Steffen et de Rockström mettent davantage en garde sur le fait que depuis 2015, d’autres limites, en plus du changement climatique et de la perte de biodiversité, sont dépassées ou sur le point de l’être. Il s’agit de la modification d’usage des sols, des flux de cycles biogéochimiques (azote et phosphore) et d’autres limites, telles que l’utilisation de l’eau douce, l’acidification des océans, l’appauvrissement de la couche d’ozone, les aérosols atmosphériques, la pollution chimique (introduisant largement de nouvelles entités dans la biosphère). Elles aussi sont liées; ce qui signifie que la transgression de l’une d’entre elles peut augmenter les chances de se rapprocher d’autres limites.

Ban Ki Moon, Secrétaire général des Nations Unies, a évoqué lors de l’Assemblée générale de 2011 les limites planétaires comme outil de mesure scientifique. S’adressant aux dirigeants du monde, il a déclaré: «Utilisez chaque once de votre expérience, de vos compétences et de votre influence pour faire progresser les actions relatives au changement climatique. Aidez-nous à défendre la science qui montre que nous déstabilisons notre climat et que nous repoussons les limites planétaires à un degré périlleux ». Cette déclaration a été appuyée par le Groupe de haut niveau des Nations Unies sur la durabilité mondiale, qui a reconnu le concept de limites planétaires comme cadre pertinent pour déterminer et mesurer les objectifs du développement durable.

Mais je pense que nous devrions aller plus loin et élever les limites planétaires au rang de normes juridiques, ce qui contribuerait à réguler les activités industrielles et à faire évoluer le droit vers une meilleure approche écosystémique, en reconnaissant notre interdépendance avec le système Terre afin de vivre en harmonie avec la nature. L’anthropocentrisme juridique est l’une des causes principales de la crise écologique et climatique. Il est temps de repenser notre rôle au sein de la communauté plus large tissée par les relations entre espèces et écosystèmes qui soutiennent la vie et d’adapter notre droit et notre gouvernance en fonction des règles et des limites de la Terre nourricière.

Un autre défi consiste à trouver un moyen d’intégrer et de réconcilier les droits respectifs de toutes les espèces et de toutes les composantes de la vie et de savoir comment les respecter en vertu de lois humaines. Nous ne pouvons pas survivre sans garantir aux autres espèces et aux systèmes vivants leur droit d’exister et de prospérer.

En 1972, année du premier Sommet de la Terre, l’avocat Christopher Stone, préoccupé par la préservation d’une forêt de séquoias menacée par un projet de la Walt Disney Company, se demandait « Les arbres doivent-ils pouvoir plaider? » . Il a proposé une nouvelle approche juridique consistant à octroyer des droits à l’environnement naturel dans son ensemble et à désigner un tuteur ou un représentant pour l’objet naturel tout en devenant également le tuteur des générations futures.

Aujourd’hui, de nombreux pays et municipalités qui ont déjà reconnu les droits de la Nature dans leur constitution ou leur législation locale ont compris la nécessité de reconnaître la valeur intrinsèque des non-humains pour résoudre la crise écologique. Cette approche juridique a été adoptée pour la première fois par des pays comptant de grandes communautés autochtones. En Amérique latine, l’Équateur a été le premier pays à reconnaître les droits de la nature dans sa constitution en 2008. Dans ce pays, la nature a le droit au respect intégral de son existence. Elle a le droit au maintien de ses cycles vitaux et de tous les éléments qui forment un écosystème. Le principe de précaution est constitutionnalisé de façon à prévenir toute extinction d’espèces, toute destruction d’écosystèmes ou à en altérer de façon permanente ses cycles naturels. La nature peut être représentée et défendue en justice par tout individu, communauté, peuple ou nation et dispose d’un droit inaliénable à la restauration. En dix ans, l’Équateur a ouvert la voie dans l’application de ces droits. 25 procès ont été menés au nom des éléments naturels et 21 ont été gagnés. Puis, en 2010, la Bolivie a adopté une loi annexée à sa Constitution et intitulée « Loi des droits de la Terre Mère ».

Depuis lors, la nécessité de reconnaître la valeur intrinsèque des êtres non humains pour résoudre la crise écologique s’est répandue dans le monde entier. En 2017, la ville de Mexico a reconnu les droits de la Nature dans sa nouvelle constitution et au Brésil, la municipalité de Bonito a procédé à une modification de sa loi organique en ce sens, suivie par la municipalité de Paudalho en 2018. Plus de trente municipalités aux États-Unis ont adopté de nouvelles chartes reconnaissant les droits de la Nature en plus de dix ans. Plus récemment, la ville de Toledo, dans l’Ohio, a voté par référendum en février 2019 en faveur d’un projet de loi reconnaissant au lac Érié son droit d’exister, de s’épanouir et d’évoluer naturellement. Au-delà de sa signification symbolique, ce référendum a également une portée juridique: en donnant des droits légaux au lac, les habitants de Toledo peuvent intenter une action en justice contre les pollueurs au nom du lac.

Les parlements et les juges se prononcent également de manière ciblée sur des écosystèmes en danger et emblématiques sur leur territoire. En juillet 2014, une loi a été adoptée en Nouvelle-Zélande reconnaissant le parc national Te Urewera, territoire ancestral de la tribu Tuhoe Maori, en tant qu’« entité juridique » avec « tous les droits, pouvoirs, devoirs et responsabilités d’une société ». En 2017, le parlement néo-zélandais a ensuite signé divers accords avec d’autres tribus et clans maoris reconnaissant le fleuve Whanganui et le mont Taranaki comme des entités vivantes et juridiques.

Quelques jours plus tard, dans l’État d’Uttarakhand, dans le nord de l’Inde, compte tenu de l’inefficacité des mesures prises pour lutter contre la pollution du Gange, la Haute Cour de justice a également décidé de reconnaître le fleuve comme entité vivante, ainsi que son affluent, la Yamuna. La Cour leur a donné une personnalité juridique. Dans un second jugement, elle a également reconnu comme sujets de droit tous les écosystèmes himalayens sur son territoire: les glaciers Gangotri et Yamunotri menacés par le changement climatique, mais aussi les rivières, ruisseaux, lacs, sources et cascades, prairies, vallées, jungles, forêts et au-delà l’air . Puis en 2018, elle a reconnu les droits du règne animal, aquatique et aviaire (oiseaux) inclus. Ces décisions ont eu un effet boule de neige aux niveaux national et régional. Le 4 mai 2017, réunie en session extraordinaire l’Assemblée de l’État du Madhya Pradesh a adopté une résolution déclarant le fleuve Narmada eentité vivante et affirmant que le fleuve est la ligne de vie de l’État. Au Bangladesh, le 30 janvier 2019, la Haute Cour a accordé à la rivière Turag le statut de personne morale pour la protéger de tout empiétement et a déclaré que ce statut serait applicable à toutes les rivières du pays.

Mais là où les juges semblent les plus innovants, c’est probablement en Colombie. En 2016, la Cour constitutionnelle a reconnu les droits de la rivière Atrato endommagée par l’extraction d’or illégale qui détruit les forêts et les écosystèmes fluviaux, polluant la rivière et rendant malades les communautés qui vivent sur ses rives. En 2017, le tribunal administratif de Boyacá a déclaré que Páramo Pisba (hautes terres de Pisba) avait des droits, puis la Cour suprême a établi que les animaux étaient des sujets protégés et a appliqué cette mesure en accordant des droits à l’ours andin, également appelé l’ours à lunettes. En 2018, le premier tribunal pénal de Carthagène a ordonné à l’État colombien de protéger et de préserver la vie des abeilles en tant qu’agents pollinisateurs.

Enfin, en mai 2018, comme vous l’avez peut-être entendu, la Cour suprême colombienne a reconnu l’obligation pour l’État de protéger les citoyens de la menace climatique. Sa décision est historique de deux manières. Elle reconnait deux nouveaux sujets de droit: les générations futures et les êtres non humains. En droit occidental, les enfants à naître n’ont pas encore de droits et ne sont donc pas protégés contre les conséquences des décisions que nous prenons aujourd’hui et dans un proche avenir. Les droits transgénérationnels confèrent aux générations actuelles le devoir de protéger les générations suivantes, c’est ce que la Cour suprême de Colombie a compris. Mais elle a également compris que pour prévenir de nouvelles catastrophes, nous devons protéger les droits de la nature et sa valeur intrinsèque. Reconnaître les droits de la nature nous donne l’occasion de protéger ceux des générations futures, qu’elles soient humaines ou non.

Maintenant, j’espère que d’autres pays d’Amérique latine reconnaîtront toute la forêt amazonienne en tant qu’entité vivante dotée de droits afin d’empêcher sa destruction. C’est un écocide en cours qui représente une énorme menace pour la sûreté de la planète.

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